CHAPITRE XXIII
Le Learjet survolait la Méditerranée depuis une heure, tournant en cercles concentriques au large des côtes égyptiennes. Il avait finalement attendu deux heures au Caire pour laisser le temps au Salinthip Naree d’entrer en Méditerranée. Le copilote s’approcha de Malko :
— Sir, voulez-vous venir dans le cockpit ?
Malko le suivit et s’installa à sa place. L’aviateur lui désigna un point sur leur droite. Ils volaient à environ 6 000 pieds et la visibilité était parfaite.
— Sir, dit-il, voici le Salinthip Naree. Il se trouve à environ 130 milles nautiques de Haifa et à 80 milles de la ligne de sécurité israélienne, soit environ six heures de navigation. Nous allons le dépasser et revenir sur nos pas.
Malko colla son visage au hublot, suivant des yeux le vraquier qui semblait se traîner sur la Méditerranée. D’en haut, le Salinthip Naree semblait bien innocent.
*
* *
Yassin Abdul Rahman avait déplié son tapis de prière à l’avant du long cargo et, prosterné vers La Mecque, priait de toutes ses forces. Il éprouvait une sorte de vertige, de sensation irréelle, comme s’il était déjà mort, mais aucune crainte, aucune appréhension. Quelques mètres plus bas, dans les entrailles du Salinthip Naree, ses compagnons priaient aussi. Il n’avait pas voulu qu’ils montent sur le pont, au cas où un avion d’observation les aurait survolés.
Il se releva, roula soigneusement son tapis de prière, qui pourtant, dans quelques heures, ne serait plus que poussière et, penché au-dessus du bastingage, contempla l’écume blanche de part et d’autre de l’étrave. Rendant grâce à Sultan Hafiz Mahmood qui avait eu l’idée de cette vengeance géniale et avait aidé à la réaliser. Hélas, dans l’état où il se trouvait, il ne saurait jamais que son plan avait réussi. Yassin Abdul Rahman plissa les yeux, cherchant, à travers la brume de chaleur, à apercevoir la côte israélienne. Pour la dernière étape – le contrôle de la marine israélienne –, il se dissimulerait dans le cargo. Inutile d’alerter ses ennemis.
Il lui sembla apercevoir la côte sur sa droite, mais impossible de dire si c’était encore l’Égypte, ou déjà Israël.
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* *
Le cabinet restreint d’Ariel Sharon siégeait sans discontinuer depuis l’avertissement des Américains. Aux principaux ministres étaient venus s’ajouter les responsables des différents services de renseignements : Shin Beth, Mossad, Aman, plus les experts en nucléaire et le général commandant l’armée de l’air, ainsi que l’amiral patron de la marine israélienne. Les mesures préventives avaient été mises en œuvre à 100 %. Toutes les unités disponibles croisaient devant les côtes israéliennes. Des avions patrouilleurs sillonnaient le ciel au-dessus de la Méditerranée. Une ligne directe spéciale avait été établie avec le commandement de la VIe Flotte US qui transmettait en temps réel les dernières informations.
Le major Rabinovitch raccrocha et lança d’une voix calme :
— Le Salinthip Naree est sorti du canal de Suez depuis deux heures trente. Il file à 13 nœuds, cap sur Haifa. Il est suivi, seconde par seconde, par les Américains. Les Égyptiens ne sont au courant de rien.
— Quand arrivera-t-il à 80 milles de nos côtes ? demanda Ariel Sharon.
— Dans six heures environ, répondit le chef d’état-major de la marine.
— Avez-vous les moyens de le détruire ?
— Un de nos sous-marins le suit et un autre fait route dans sa direction. Nos F-16 peuvent le frapper dans un délai d’une demi-heure.
— Vous êtes certain de le couler ? Absolument certain ? insista le Premier ministre israélien.
Durant la guerre des Six-Jours, les Israéliens avaient tenté de couler un navire espion américain et n’étaient parvenus qu’à l’endommager sérieusement. Dans un cas semblable, ceux qui étaient à bord du Salinthip Naree pouvaient changer de cap et tenter de se rapprocher d’Ashdod, un autre port israélien, au nord de la bande de Gaza. Les dégâts seraient moindres qu’à Haifa, mais l’impact psychologique tout aussi dévastateur.
— Quel est la direction du vent ? demanda Ariel Sharon.
— Au-dessus de 5 000 pieds, il souffle du sud. Au niveau de la mer, de l’ouest.
Autrement dit, même si le Salinthip Naree faisait exploser sa charge nucléaire de 10 kilotonnes devant les côtes israéliennes, le vent emporterait les particules radioactives jusqu’à la côte et elles baladeraient ensuite le pays…
Ariel Sharon but quelques gorgées d’eau et posa la question qui les taraudait tous depuis le début de l’alerte :
— Faisons-nous évacuer les villes de la côte, Haifa surtout ?
La population israélienne n’avait pas encore été prévenue. En ce mois de juin, toutes les plages étaient noires de monde. Ariel Sharon se tourna vers le spécialiste du nucléaire.
— Avez-vous effectué une simulation pour Haifa ?
— Oui. La ville et ses environs comptent environ 400 000 habitants dont 15 % d’Arabes. Des collines dominent le centre, occupées par de multiples industries pétrochimiques. Même si nous pouvons les évacuer, elles seront rendues inutilisables pour une très longue durée, à cause de la pollution radioactive.
— Si cet engin explosait à l’entrée du port, interrogea le Premier ministre, quelles seraient les pertes ?
— Dans une fourchette de 40 000 à 150 000, répondit le spécialiste. Les plus gros effets ont lieu dans un rayon de mille cinq cents mètres à partir du point de l’explosion.
Il mit une carte sous les yeux du Premier ministre, où différents cercles avaient été tracés, avec trois points de départ : dix kilomètres des côtes, l’entrée du port et le quai de déchargement.
Un téléphone sonna et un des adjoints du Premier ministre répondit, annonçant aussitôt :
— Monsieur le Premier ministre, il y a un élément nouveau : la visibilité se détériore en raison d’un violent vent de sable. Nous risquons de ne plus pouvoir repérer ce navire que par des moyens électroniques…
Ariel Sharon ferma les yeux. Il n’était pas particulièrement croyant, mais ne put s’empêcher de penser au Khamsin, le vent brûlant qui soufflait parfois deux ou trois jours, venant du désert. Souvent, cela se produisait après le grand nettoyage de Pessah[52] et certains rabbins invoquaient une malédiction divine. Si ce navire, chargé d’une bombe nucléaire, parvenait jusqu’en Israël, ce serait une malédiction autrement grave…
— Donnez l’ordre d’évacuation de Haifa, décida-t-il. Essayez qu’il n’y ait pas trop de panique. Que les gens se munissent de leur masque à gaz. Parlez d’attaque possible sans citer le nucléaire.
*
* *
Le Learjet était en train d’effectuer un virage au large de la ville de Tripoli, au Liban nord. Le ciel avait brusquement changé et semblait chargé de particules ocre qui formaient, en dessous d’eux, une sorte de mur à travers lequel on distinguait de plus en plus difficilement la mer. Le pilote se retourna vers Malko.
— La visibilité se détériore, sir, nous allons être obligés de changer de palier, de descendre à 1 500 pieds. Nous risquons alors de nous faire repérer.
— Quelle est la situation ? demanda Malko.
— No news. Silence radio absolu. Nous pensons que les contre-mesures sont en train de se mettre en place.
C’est-à-dire que les sous-marins US se mettaient en position de tir.
— Où est le Salinthip Naree ?
— Il suit toujours le même cap et sa vitesse est de 13 nœuds.
— Et les Israéliens ?
— Leurs navires sont déployés en arc de cercle, à partir du sud de Gaza. Ils observent également le silence radio et j’ai l’impression que nous n’avons plus de contact avec eux.
Autrement dit, comme d’habitude, les Israéliens n’en faisaient qu’à leur tête. Ce qui pouvait avoir des conséquences gravissimes… Le Learjet perça l’étrange brouillard orange et ils découvrirent à nouveau la mer d’un magnifique bleu turquoise, piquetée de plusieurs navires. La côte israélienne, sur leur gauche, était à peine visible.
— Sir, je crois que voilà le Salinthip Naree, à onze heures devant nous, annonça le pilote.
Malko regarda dans la direction indiquée, légèrement sur la droite, et aperçut le vraquier qui semblait immobile mais c’était une illusion d’optique, due à leur énorme différentiel de vitesse…
Ils le survoleraient dans cinq minutes.
Soudain, une voix éclata, inconnue, dans les écouteurs de Malko.
— Action !
Le pilote se retourna vers Malko et lança :
— Les torpilles viennent d’être lancées.
Le Learjet se rapprochait à toute vitesse du cargo. Ils étaient désormais assez proches pour distinguer le pont, quasi désert. Malko aperçut à l’avant une silhouette blanche, un homme en dichdacha. Son pouls fit un bond. Depuis le début de cette longue traque, c’était le premier signe concret de l’existence du complot d’Al-Qaida : le cargo en dessous de lui était bien celui chargé d’un engin nucléaire artisanal qui s’apprêtait à frapper Israël.
Une pensée le traversa à la vitesse de l’éclair. Les torpilles tirées par les sous-marins de la VIe Flotte étaient en train de filer vers leur objectif. L’homme chargé de la mise à feu aurait-il le temps de déclencher la bombe ? Le Salinthip Naree pouvait exploser et couler, mais il fallait une fraction de seconde pour déclencher la bombe et un millième de seconde pour que la déflagration nucléaire démarre. Si la bombe explosait maintenant, les radiations et l’onde de chaleur atteindraient le Learjet, le faisant exploser instantanément… Le pilote devait avoir tenu le même raisonnement car il vira brusquement sur l’aile, s’éloignant à 800 à l’heure du vraquier. La dernière vision de Malko fut l’homme en blanc, à la proue du Salinthip Naree, levant le poing dans leur direction.
Yassin Abdul Rahman avait vu surgir l’avion au dernier moment. Un jet privé civil. Mais lorsqu’il aperçut sur son flanc la lettre N, signalant une immatriculation américaine, il eut une brusque flambée d’angoisse. Pourquoi cet appareil le survolait-il si bas ?
Instinctivement, il plongea la main dans sa poche et jura. Il avait oublié dans sa cabine le déclencheur électronique avec lequel il devait activer la charge propulsive du mortier de l’explosion. Bien sûr, il était trop tôt, le jet s’éloignait sur leur bâbord, mais il devait être prêt. À grandes enjambées, il se précipita vers la trappe menant aux couchettes.
Il n’en était plus éloigné que d’une dizaine de mètres lorsque le pont se souleva sous ses pieds. Il eut l’impression que le Salinthip Naree venait de passer sur un volcan sous-marin. Une suite d’explosions sourdes qu’il n’eut pas le temps de compter, quatre ou cinq, retentirent presque en même temps. Le cargo se souleva de l’eau, comme poussé par une main géante, et se disloqua instantanément, déchiré par plusieurs charges puissantes explosant sous la ligne de flottaison. Des flammes jaillirent de tous les côtés, enveloppant Yassin Abdul Rahman, le grillant comme un poulet à la broche. C’était déjà une torche vivante lorsqu’il fut projeté à la mer.
Une seconde série d’explosions retentit, achevant de réduire en pièces le vraquier. Coupé en trois, les différentes parties de sa coque s’enfonçant dans la Méditerranée, au milieu de volutes de fumée et de flammes orange, il n’en resta plus, en moins d’une minute, que des débris flottant à la surface.
Pas un seul corps humain.
Trois F-16 surgirent, deux minutes plus tard, volant au raz des vagues, mais ils n’eurent aucun objectif à mitrailler. Le Learjet revenait, effectuant à son tour un passage à basse altitude. Puis une nuée d’hélicoptères, des Blackhawk, des Apache et des Sea-Stallion, apparurent à leur tour, s’immobilisant au-dessus de l’endroit où le Salinthip Naree s’était enfoncé dans les flots. L’un d’eux largua un canot pneumatique et une équipe de nageurs de combat équipés de compteurs Geiger.
— L’opération est terminée, annonça à la radio Richard Spicer, qui avait rejoint un des porte-avions de la VIe Flotte US. Il n’y a aucune émanation radioactive. Ils n’ont pas eu le temps de déclencher leur engin. Nous sécurisons la zone et allons le récupérer. Il n’y a que sept cents mètres de fond à cet endroit…
— Nous avons eu de la chance ! soupira Malko, assis dans le siège du copilote.
— Vous avez eu beaucoup de courage, souligna le chef de station de la CIA à Londres. Les Israéliens transmettent leurs remerciements à tous ceux qui ont mis en échec ce projet fou.
— Hélas, Bin Laden court toujours et le Pakistan a toujours son stock d’uranium enrichi, remarqua Malko. Nous ne sommes pas à l’abri d’un remake…
— À chaque jour suffit sa peine…, conclut l’Américain, remerciez aussi Aisha Mokhtar. Où désirez-vous aller ?
— Si c’était possible, chez moi, au château de Liezen, demanda Malko. Si cet appareil peut voler jusqu’à Vienne.
— C’est tout à fait possible ! assura l’Américain. Je ferai en sorte qu’un hélicoptère vous emmène ensuite chez vous. Nous vous devons bien cela.
Malko se retourna vers Aisha Mokhtar.
— Vous allez enfin faire la connaissance de mon château. La raison pour laquelle je me livre à toutes ces dangereuses pitreries.
Le regard de la Pakistanaise s’illumina.
— J’espère que vous allez organiser un merveilleux dîner aux chandelles.
— Évidemment !
Il ne restait plus qu’à prévenir Alexandra.
FIN
[1] Le monde musulman.
[2] Services de renseignements pakistanais (InterServices Intelligence).
[3] Environ 1,50 euro.
[4] « Père » de la bombe atomique pakistanaise. Le Pakistan est une puissance nucléaire depuis 1998.
[5] Téléphone satellitaire.
[6] Oui.
[7] Chef de tribu.
[8] Environ 300 euros.
[9] Contraction d’Oxford et Cambridge.
[10] Est-ce que nous ne nous connaissons pas ?
[11] Prendrez-vous un peu de champagne ?
[12] Avec plaisir. Puis-je vous présenter mes amis, le prince Malko Linge et monsieur Richard Spicer.
[13] Enchanté. Je suis Sir Anwar Berbez. Je vis à Birmingham et ne viens à Londres qu’exceptionnellement. Comme aujourd’hui. Je suis né au Pakistan et dans mon pays, nous avons des roses magnifiques. C’est pourquoi je sponsorise une partie de cette exposition.
[14] Jolie femme, n’est-ce pas ?
[15] Je vous baise la main.
[16] Bien joué !
[17] On s’est fâchés très fort !
[18] Environ trois millions d’euros.
[19] C’est sûr.
[20] Non, non, ça fait mal !
[21] Je t’en prie, jouis dans mon cul !
[22] Environ 125 kilos.
[23] Code un, on arrive.
[24] Magasin de vêtements, n° 67. Trois hommes armés.
[25] Lâchez votre couteau !
[26] Dieu est grand !
[27] Restez où vous êtes !
[28] Ancien patron de l’ISI.
[29] Voir SAS n° 139, Djihad.
[30] La CIA.
[31] Cylindre creux.
[32] Voir SAS n° 148, Bin Laden, la traque.
[33] Fausse identité.
[34] Chief of station.
[35] Voir SAS n° 148 : Bin Laden, la traque.
[36] Votre chauffeur est arrivé.
[37] Marché Stara.
[38] Monsieur, allez tout droit, jusqu’à Rehman Baba.
[39] Il faut que je prenne de l’essence.
[40] Vigile.
[41] On annule ! On annule !
[42] Plante hallucinogène que l’on mâche.
[43] Prends-moi par le cul !
[44] Section antiterroriste de Scotland Yard.
[45] Les Soviétiques.
[46] 4 × 4 munis d’un armement lourd.
[47] Zone britannique.
[48] Parce que vous êtes le meilleur.
[49] Ils sont partis !
[50] Osman Ali « le Maigre ». autre chef de guerre de Mogadiscio.
[51] J’espère qu’on va y arriver.
[52] La pâque juive.